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La duchesse de Luègue se tenait assise devant sa fenêtre, portant chemise très courte qui s’arrêtait en haut des cuisses, au-dessus d’un premier bandage, quand un autre lui serrait le poignet droit.

Défaite, solitaire, rêveuse et triste, elle n’en était que plus belle. Pour recevoir son visiteur, elle tourna à demi le tête, lui révélant un ravissant profil où se remarquaient adorable petit nez et bouche entrouverte en un émouvant arrondi :

— Vous êtes bien bon de me venir voir, marquis, car voyez-vous, en le camp de la Fronde, blessée, vous n’êtes plus utile à rien et oubliée sur l’heure.

— La Fronde ne saurait remplir toute une vie, madame.

Surprise par la maturité de la voix et la sûreté du ton, elle se retourna tout de bon… et reconnut à peine le marquis de Dautricourt.

Beau, il l’était toujours, et même davantage que par le passé mais grande virilité lui était venue ainsi que sensible charme dont elle ignorait l’origine.

Elle se leva, s’approcha en boitillant et, un indéchiffrable sourire aux lèvres, effleura d’un doigt léger le foulard rouge noué autour du cou du jeune homme en disant :

— Ainsi, marquis, vous êtes de ces Foulards Rouges qui servent le cardinal ?

— Et le roi. Je prends grand risque en vous le révélant, madame, car vous pourriez trahir ma confiance.

Charlotte soupira :

— Madame de Santheuil en est aussi, elle portait semblable foulard pendant le duel. Et le comte de Nissac, votre chef. Et ce très galant baron de Fervac. Quelques autres encore, je présume. En voilà, une bande étrange !

— Duchesse, me laisserez-vous vous parler sans m’interrompre ?

— Pour cela, monsieur, il suffira que vos paroles m’intéressent.

— J’en doute, car vous avez déjà dû les entendre bien des fois.

Elle l’observa attentivement, luttant contre une idée qui s’imposait plus fort d’instant en instant : « Mais je l’aime ! »

Elle dut faire effort pour adopter ton d’indifférence :

— Eh bien parlez, à la fin.

L’artifice réussit au-delà de ce qu’elle espérait et elle vit l’instant où le jeune homme, découragé, allait partir après un bref salut de stricte convenance.

Cela, elle ne le souhaitait à aucun prix. Elle ne voulait pas se retrouver seule en ce grand hôtel où nul ne la viendrait voir, elle ne voulait plus d’amants indifférents aussitôt qu’ils avaient obtenu ce qu’ils désiraient d’elle et qui se trouvaient toujours semblable chose, elle ne voulait pas voir partir un homme dont la constance ne s’était jamais affaiblie, avec ce petit quelque chose en plus qui s’appelle l’amour et qui, après longue recherche, se découvre d’un coup, comme clochette de muguet sous la feuille.

Elle s’approcha, et le regarda dans les yeux en lui adressant un pauvre petit sourire, presque enfantin, qui bouleversa le marquis.

Il ne sut jamais où il trouva la force de parler :

— Madame, avant toute chose, je vous aime. Ce n’est point d’aujourd’hui, mais à l’instant où je vous aperçus et pour toute la durée de ma vie, même si sur l’instant vous me faisiez jeter dehors par vos laquais.

— Poursuivez !

— Oui, je combats pour le roi, le cardinal et le royaume des lys comme me l’a demandé monsieur mon père en le dernier souffle de sa vie. Oui, je ne regrette point de trahir monsieur de Condé qui lui-même trahit son roi et pactise avec l’étranger. Oui encore, mille fois oui, j’appartiens aux Foulards Rouges qui, commandés par un comte, comprennent en leurs rangs une baronne, cinq barons, le marquis qui vous fait face et ne constituent point « bande étrange » comme vous le dites, ou bien alors c’est que l’honneur est étrangeté.

— Je crois entendre le comte de Nissac !

— Nous aimons le comte de Nissac. Vous l’avez aimé aussi, peut-être pas de la meilleure manière car le cœur est parfois trompeur quand il décide trop soudainement des choses. Sachez-le, madame, je suis fier de l’amitié que me porte le comte de Nissac, bien que vous eussiez été sa maîtresse et que, moi-même, je vous aime.

— Poursuivez.

— Enfin, et ces paroles vous seront sans doute fort déplaisantes, je veux plaider pour madame de Santheuil qui est femme de cœur et d’élégance. Je sais tout de ce duel par monsieur de Fervac, la meilleure lame des Gardes Françaises, et qu’on ne trompe point à l’épée. Quand vous ne cherchiez qu’à tuer ou défigurer madame de Santheuil, celle-ci ne désirait que vous rendre impossible ce dangereux combat.

La duchesse eut un geste vif de la main et, boitillant d’émouvante et charmante façon, fit les cent pas pour calmer son ardeur.

— Monsieur, vous m’avez dit trois choses et je vais vous répondre en l’ordre inverse de votre énoncé. Pour qui donc me prenez-vous ?… J’ai réfléchi depuis tout à l’heure, je sais que madame de Santheuil, qui tient sa science de monsieur de Nissac, aurait pu me tuer dix fois, et qu’elle ne l’a point fait. Pour peu qu’elle le désire, je serai sa meilleure et plus fidèle amie.

Ayant parlé très vite, elle reprit un instant son souffle avant de poursuivre :

— Vous êtes des Foulards Rouges ?… Mais comment peut-on avoir vingt ans, pardon, vingt-trois, et n’être point de leur parti ?… Leurs actions sont toutes d’élégance et de courage, et font rêver jusqu’à leurs ennemis qui, par ailleurs, les veulent tuer !… Je vous entends sur monsieur le prince de Condé, pour le mieux connaître que vous-même et le juger plus sévèrement encore que vous ne le faites. Êtes-vous satisfait ?

Le marquis l’était au-delà de ses espérances. Enfin, presque :

— N’était-il pas un troisième point ?

Ils se regardèrent et éclatèrent de ce rire qui n’appartient qu’à la jeunesse.

Puis, la duchesse reprit ses allées et venues.

— Vous m’aimez donc ?… La belle affaire : moi aussi je vous aime.

Elle trébucha, sa jambe blessée se dérobant sous elle. Le marquis se précipita, la prit dans ses bras et la déposa sur le lit.

Pendant qu’il la portait, la jeune femme avait passé ses bras autour du cou du marquis ; lorsqu’il l’allongea, elle ne le lâcha point :

— Restez !

Il lui aviva la douleur à la cuisse en lui faisant l’amour mais lui donna tant de bonheur qu’elle ne put lui en tenir rigueur.

Et puis, contrairement aux autres, il resta couché près d’elle à lui dire nombreuses choses tendres au milieu de bien des baisers.

Elle sut alors qu’elle ne s’était point trompée et ne souhaita plus que partager sa vie.

Aussi prit-elle décision qui lui coûta mais qui paraissait la seule possible en les circonstances.

Caressant les cheveux du marquis qui avait posé sa tête sur la poitrine de la duchesse, celle-ci expliqua :

— Je m’en vais partir demain loin de Paris, en mon château de Saintonge. J’y attendrai la fin de cette guerre car, sauf à voir les Espagnols aider monsieur le prince, l’armée du maréchal de Turenne finira par l’emporter sur celle de la Fronde.

— Pourquoi ne point rester ici où je viendrai vous voir chaque jour ? Ou mieux encore, pourquoi ne point vous joindre aux Foulards Rouges où vous serez fort bien reçue ?

La belle duchesse réfléchit un instant, jouant avec ce rêve, mais trop de choses l’en empêchaient :

— Non point. Je n’ai pas envie de voir la guerre civile à Paris, car je crois que cela finira ainsi. Je ne veux plus rencontrer les Nemours, Beaufort et tous les autres, ces seigneurs qui furent mes amants quand je souhaiterais tant, aujourd’hui, que ces choses n’eussent point existé. Et je ne peux rejoindre les Foulards Rouges car en la Fronde, j’ai placé trop de moi-même, partagé la vie des camps, dormi sur la paille, chargé à l’épée… Vous fûtes Frondeur léger, marquis, tromper le prince de Condé ne vous coûta point. Il n’en serait pas de même pour moi car je suis de ces natures pour lesquelles le passé pèse bien lourd.

— Alors je m’en viendrai vous rejoindre sitôt la guerre finie et ne vous quitterai jamais plus.

Elle le serra plus fort contre sa poitrine.

Les foulards rouges
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